Invitée par l’Art à L’Ouest pour le festival Cargo qui en 2022 s’intéresse à l’architecture, la photographe Lucie Pastureau a passé un mois au pied d’une cité HLM datant de la reconstruction de Saint-Nazaire. Elle s’est imprégnée des lieux, est allée à la rencontre de ses habitant.e.s et des usager.e.s de son petit square, a récolté des mots et des images qu’elle nous partage sous la forme d’un récit/fiction. Ainsi, le bâtiment prend la parole pour nous conter les vies qui le traversent.

Blanc sur gris sur blanc sur crème
Lucie Pastureau - 2022

Le soleil sur mes façades, ça me chauffe, ça me brûle, blanc sur gris sur blanc sur crème.
Ça tourne et ça m’ensorcelle, toute cette lumière éclatante. Et les ombres des uns qui viennent danser sur moi, me caresser et m’écailler. De l’amour j’en ai vu passer par ici, des bisous volés dans mes recoins, des griffures.

C’est un marin celui là? Avec sa démarche chaloupée ça chancelle et ça penche dans tous les sens. Je n’ai presque rien fait, un petit rebord bien placé et paf il s’est étalé, avec ses quatre bouteilles de blanc dans les bras - 4grammes 26 dans le sang il avait-, même pas capable de mettre ses mains pour se protéger. Il a bien morflé blanc sur gris, des broches et trois semaines d’hôpital, n’empêche depuis sa sortie plus une goutte d’alcool, plus une seule!

Ces animaux tenus en laisse, ça promène son maitre ou sa maitresse, ça crotte ici et là, ça remue et ça frétille. Tiens comme celle-ci qui balade ses morts en promenant son chien, ils s’accrochent à ses longs cheveux blonds aveuglants, blanc sur crème. Elle dit qu’il ne faut pas tout raconter, que les gens elle les maquille simplement, qu’elle les accompagne jusqu’à la fin.

Moi c’est les vivants, je les choye et je les berce dans mon immobilité. J’étais beau autrefois, l’utopie, la reconstruction et les parquets, la rampe en bois vernie et en fer forgée rien n’était trop beau pour eux. Et puis petit à petit ça vit là dedans, ça s’use, ça dégât des eaux et de larmes, et plus rien n’est comme avant.

Ma crasse on la délaye, des seaux d’eau grise serpillère dans mes escaliers, on me bichonne et on me frotte mais ça s’incruste ici. L’usine, les chantiers, les ménages, qu’est ce qu’ils ont tous
à s’agiter? Ça me filerait presque la migraine tous ces allers-retours. Mes vitres mes miroirs, elles voient tout, ce sont mes yeux et mes oreilles, mes vitres elles se renvoient l’une l’autre leurs reflets, ça diffracte. Blanc sur gris sur blanc sur crème.

Des silhouettes qui ne s’arrêtent pas, j’en vois tourner en rond pour pas crever de solitude. D’autres se regardent, un petit coup d’oeil pour voir comme on est belle comme on est beau en sortant de chez la coiffeuse. J’en vois passer des chevelures aux vent. Ou alors on n’ose plus sourire avec les problèmes de dents, on vérifie du coin de l’oeil si ça passe, si ça ne se voit pas trop - les dents gâtées, arrachées, de travers.

Mes angles et leurs vies ça s’imbrique.

Lui, ça fait plusieurs jours qu’il traine sur mon banc, j’ai vu sa gueule cassée dans mes reflets gris sur gris, il s’est fait agresser plus loin vers le grand Carrefour. Le nez arraché, l’épaule démise et l’oeil poché. Son chien n’a pas pu le défendre, il était attaché.

J’en vois passer des pas chancelants, hésitants, lourds ou enivrés. Je suis mat et lisse de peau, rien ne m’abîme dans ma dureté, on peut me piétiner, rien ne rebondit sur moi, sauf les balles peut-être. Les enfants par contre, je les laisse m’envahir et je prends soin de ne jamais les cogner.
Même celle-ci qui n’a pas fait ses lacets.
La couleur de sa robe rouge qui rit ça vient chanter avec le bleu de mes garages et le violet de mes bouquets. Et puis certains pas me dansent et me déhanchent aussi, les talons tac tac tac ou les baskets au pas de course.

Il y avait une boucherie, une épicerie, une librairie, couscous merguez, un cordonnier. Il y avait un terrain de boules ici. Il y a eu un shawarma, il est resté quoi quinze jours. Un café va rouvrir peut être. Le salon de coiffure lui, il a toujours existé, depuis le début.

La petite là bas, comme elle est belle dans cette lumière blanc sur crème, pourtant les misères à l’école et l’amour Instagram.

Parfois les visages s’éclairent en voyant une tête, une main sortir de mes ouvertures. Tiens samedi c’est des chaussures, des chaussettes, des chaises, et même une petite table qui sont passés par ma fenêtre. Et puis ce bout de planche de contreplaqué posé là contre moi comme une parure.

Dans mes hauteurs, le grenier. Une robe, un top avec de la dentelle, des sous vêtements, un pantalon, une nappe et des draps ont disparus. Ils y mettaient leur linge. Je dirais rien. Ça m’amuserait presque de les voir s’inquiéter.

Dans mon square, il y a les branches, il y a des fleurs qui viennent se frotter à moi et m’embaumer. L’autre matin le marronnier m’a laissé quelques fleurs sur le banc, les pétales étalées comme les perles d’un collier. Blanc sur blanc.

Et derrière, comme il est beau mon petit jardin secret. Il y a cet homme à la casquette qui plante à tour de bras arbres fruitiers, murier, des lys, des iris et des arômes, des framboisiers, de la vigne,… et là il y aura des tomates cerises. Les petits sapins ont été ramenés de la Savoie et plantés dans ma terre. J’aime quand ça se mélange, je sentirai presque l’air de là bas, ça me tourne au troisième étage.

Depuis quelques jours j’entends que ça gronde, des mots sont jetés et ricochent sur mes murs sales, les pinocchios et leurs nez qui s’allongent, des pingouins qui s’en foutent pleins les poches.

Soixante dix ans que je suis planté là. Je ne bouge pas. Alors que lui, il a traversé la Turquie, la Grèce, la Belgique pour arriver en France. Avant ça, il n’en parle pas. Il me chuchote dans le soupirail que sa couleur de peau noire l’oblige à être en règle. Il me chuchote son amour de la musique et sa foi.

Beaucoup ne vont pas plus loin que mes quatre coins, les vacances c’est trop cher ou trop compliqué. Comme si je les maintenais un peu prisonniers. La mer, le centre ville? Trop loin même si proche.

Cette nuit j’ai rêvé. Je me mettais à bouger lentement comme un gros navire, en les transportant tous blottis entre leurs draps; je les emmenai voir la mer. On se posait là sur le sable blanc sur gris sur blanc sur crème, ils se réveillaient petits à petit, se frottant les yeux, faisant claquer les volets.
Et on a regardé le soleil se lever.

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